Il n’aurait pas dû pénétrer dans le Wild West. Non pas que son nom soit inquiétant ou quoi que ce soit. Elijah n’était pas vraiment le genre de gars à se méfier des choses, il ne faisait de mal à personne et attendait donc le même respect des autres. Il n’avait jamais été quelqu’un de très envahissant, même si ce ne devait pas être l’avis des habitants de Margaret River à cet instant précis. De toute façon, le jeune homme originaire de Perth était bien trop obnubilé par ses problèmes pour se soucier des autres et il ne remarqua donc même pas les regards en coin qui furent jetés dans sa direction à son entrée dans le saloon. En poussant les portes de l’endroit, Elijah n’avait pas immédiatement prêté attention au décor qui s’offrait à lui. Il était bien trop désorienté par ses souvenirs. Il avait beau les refouler, ils revenaient toujours au galop au moment où il s’y attendait le moins. Il avait cru que la petite ville perdue au milieu de nulle part lui permettrait de faire une pause dans la douleur, de penser à autre chose, de s’aérer l’esprit mais il fallait bien se rendre à l’évidence : si les premiers jours avaient été plutôt reposants, la nuit passée avait été un réel calvaire pour le jeune homme. Il avait revu le visage émacié de sa belle. Il avait revécu le moment où elle avait abandonné son combat contre la maladie. La douleur s’était faite perçante et il s’était réveillé en sursaut, le cœur battant à tout rompre et les poings serrés. Il n’avait plus été capable de se recoucher, de peur que les images reviennent hanter son esprit tourmenté s’il avait le malheur de fermer à nouveau les paupières. La suite n’était qu’un enchaînement de tentatives d’oublier. Vaines, évidemment. Il avait passé la journée à nettoyer avec soin son truck, à ouvrir le capot pour prendre soin du vieux moteur. Il ne s’était arrêté que pour manger et boire, une douche vers six heures et finalement, c’est l’épuisement qui l’avait poussé à cesser son activité. Il aurait aimé que cette fatigue lui permette de tomber dans un sommeil profond mais ce fut peine perdue. Il tourna sur lui-même durant deux heures avant d’abandonner et de se lever pour quitter la chambre miteuse. Il ignorait où il irait, il ne connaissait rien des environs et n’avait pas vraiment envie de savoir ce qui se tramait dans ces rues étranges.
Car il avait beau sembler insensible à l’atmosphère qui voilait ces lieux perdus, Elijah n’était pas aveugle à ce point. La paranoïa ne faisait pas partie de son caractère, seule raison pour laquelle il ne s’imaginait pas une seule seconde qu’il pouvait être la cause de cette froideur qui assombrissait les rues, le quartier, la ville entière. Il n’était pas non plus du genre à s’imaginer cent milles scénarios, se demandant lequel se rapprochait davantage de la réalité. Toutefois, il avait lu un jour, il y quelques mois de cela, qu’un drame était survenu dans une ville du même style que celle-ci. Il ne se rappelait pas exactement du nom de la localité mais il se souvenait qu’un groupe de jeunes étaient décédés suite à un accident de la route. Quatre jeunes étaient morts sur le coup, le cinquième décédant au bout d’une semaine de bataille acharnée pour la vie. La population avait mal encaissé le choc et avait vécu un deuil particulièrement difficile. C’était normal, finalement, lorsque la vie décidait de voler cinq jeunes gens à une communauté aussi petite, il était normal que le choc soit profond. Elijah doutait qu’il s’agisse de Margaret River mais, après tout, ce n’était pas non plus impossible. Il arrivait des choses aussi horribles chaque jour. Il le savait pour l’avoir vécu. Ce n’était certes pas une poignée de vies volées au même instant. Mais ils avaient vécu un enfer durant des mois, eux aussi, n’ayant pour seule épaule celle de leurs amis puisqu’il fallait garder une façade forte et pleine d’espoir lorsqu’ils étaient en présence de Carrie. Ces moments-là avaient été les pires. Prétendre qu’on sait que tout ira bien lorsqu’il est évident que la partie est perdue d’avance et qu’il n’y a plus que l’attente jusqu’au moment fatidique où elle leur serait enlevée. Elijah était heureux d’avoir vécu avec elle. Même si ces moments avaient été pénibles, il avait été là, il avait partagé quelque chose d’unique avec Carrie et il pourrait chérir ces brefs instants où elle souriait pour le restant de sa vie. Elle serait éternelle dans sa mémoire, dans son cœur.
Un cœur qui était bien lourd lorsqu’il poussa les portes, pénétrant dans la douche fraîcheur des lieux. Il avait les traits tirés, le regard voilé, braqué sur le parquet, tandis qu’il se dirigerait vers le bar, inconscient des regards qu’il attirait. Il ne vit pas combien le saloon rappelait ces vieux films qu’il aimait regarder enfant. Il l’aurait peut-être noté en temps normal mais il était bien trop à bout pour y prêter attention à cet instant précis. Tout ce qu’il désirait, c’était oublier, trouver le sommeil, fermer les paupières sans voir le corps décharné, la peau abimée, les cheveux fillasses, les lèvres gercées. Et jusqu’à présent, le seul remède qu’il avait trouvé, même si c’était une bien triste vérité, était l’alcool. Il ne buvait pas régulièrement, pas à proprement parler, en tout cas, mais lorsqu’il était dans cet état, il ne pouvait que boire, boire jusqu’à en perdre la raison, jusqu’à sombrer dans une semi-conscience, seul endroit interdit à Carrie et tout ce qui se rapportait de près ou de loin à elle. Ce soir ne serait pas différent des autres soirs où l’alcool était la seule échappatoire. Elijah en avait honte mais puisque c’était là le seul moyen de trouver un peu de paix, il s’y laisserait volontiers aller. Après tout, personne ne le connaissait, personne ne s’intéresserait probablement à lui et il passerait peut-être même inaperçu. Peut-être.

« Un Whisky, s’il vous plait » commanda-t-il en se hissant sur un tabouret haut après avoir attiré l’attention du barman.